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Entre chien et loup

 

Annabelle Daoust

À Kuujjuaq, on n’entend pas le chant du coq mais le hurlement des chiens. C’est ainsi qu’au matin de notre départ pour Montréal, à 5:30, par la fenêtre ouverte de ma chambre du Kuujjuaq Inn, j’ai été réveillée par le hurlement à l’unisson de tous les chiens du village. Leurs quelques a-h-ouuu ! étaient parfaitement synchronisés : on aurait dit qu’ils accueillaient le lever du jour.

Les Inuits aiment fondamentalement les chiens. Facile de leur dérober un sourire lorsque, au passage, on caresse quelques chiens curieux venus nous flairer. Ces derniers ne sont pas agressifs; ils semblent être bien nourris et avoir un chez-soi, même s’ils ne sont pas tous attachés à leur niche. Descendants de chiens de traîneau ou de loups, leur épais pelage leur permet de vivre dehors à l’année. Cependant, dans le Grand-Nord, la question des chiens est problématique. Devant « l’absence totale de services vétérinaires à proximité », des municipalités ont recours à « l’abattage massif par arme à feu des chiens errants » (1) pour contrôler la surpopulation et assurer la sécurité des habitants.

Chien à Kuujjuaq

©Jacob Éthier, Kuujjuaq, 2018

Chien attaché à Kuujjuaq

©Sam Perrussel, Kuujjuaq, 2018

La cohabitation canine-humaine s’est transformée radicalement durant la sédentarisation des Inuks dans des villages entreprise par le gouvernement fédéral dans les années 50, et qui s’est poursuivie dans les années 60 alors que la gestion du Grand-Nord passait aux mains du gouvernement québécois. Coup fatal pour les Inuits, les chiens ont massivement été « abattus dans des communautés du Nunavik soit par des fonctionnaires du Canada et du Québec ou leurs représentants, soit sur leur ordre, du milieu des années 1950 à la fin des années 1960 », sans consultation des Inuits ni consentement de leur part. (2) Si leur sédentarisation a été forcée par la mise sur pied de mesures, tant fédérales que provinciales, visant leur sédentarisation et leur assimilation, le massacre des chiens a aussi fait partie de ce « vaste projet colonial ». (3)

 

Bien que les Inuits continuaient à se déplacer et à chasser à l’aide de leurs chiens de traîneau, ils ne les attachaient pas, dans les villages, afin de favoriser leur socialisation et les laisser libres de trouver leur propre nourriture (comme dans la tradition nomade). Dû à la concentration élevée de chiens dans les villages, la cohabitation fut ébranlée par des incidents où des gens ont été attaqués, dont quelques-uns sont morts, sans oublier la prolifération de maladies mortelles chez les chiens. Cette tension, causée de toute part par la sédentarisation, mena à l’abattage massif de chiens de traîneau. (4)

 

Mais avec l’élimination des chiens mourrait une partie de la culture inuite :

 

« Dans la culture inuite, les chiens sont les seuls animaux à posséder un atiq, ou âme-nom. L’atiq est une entité autonome et immortelle qui véhicule un ensemble de qualités, de capacités et de désirs. C’est l’atiq qui confère à celui qui le porte un statut social défini au sein de la société. Parce qu’il porte un atiq, le chien fait donc partie intégrante de la société. Quand des policiers ont tué leurs chiens, les Inuits ont donc perdu des membres de leur société. » (5)

 

Le maire de Kuujjuaq, Tunu Napartuk, nous a expliqué que traditionnellement, pour donner la main de sa fille à un prétendant, le père inuit s’assurait que le candidat possédait un kayak, des chiens et un traîneau, ce qui assurerait la survie de sa fille dans les conditions extrêmes du Grand-Nord. On ne peut faire autrement que de percevoir le massacre des chiens comme une atteinte directe à la virilité des hommes inuits.

 

En 2010, le rapport du juge Jean-Jacques Croteau sur ce massacre a établi « la responsabilité des gouvernements québécois et canadien dans cette tragédie. » De plus, il « leur reproche de ne pas avoir tenu compte de ce que les chiens représentaient pour les Inuits : leur premier moyen de transport et de subsistance. » Le juge conclut son rapport en exigeant des deux gouvernements non seulement des excuses auprès des Inuits du Nunavik, mais également des réparations en dons d’argent envers des organismes qui promeuvent la langue et la culture inuites. (6) Québec s’est donc engagé, en 2011, à « verser une somme de 3 millions $ à la Société Makivik [...] pour soutenir les Inuits dans la protection et la promotion de leurs traditions et de leur culture. Une partie de cet argent irait à l’élevage de chiens de traineau désormais utilisés lors d’une course qui se tient annuellement dans la région ». (7)


Le maire Tunu Napartuk nous apprenait justement que les chiens de traîneau étaient doucement réintroduits dans les mœurs inuits et que son village comptait à l’heure actuelle six ou sept équipes de chiens. Pour preuve, trois équipes de chiens de Kuujjuaq participaient le 19 mars dernier à la 17e édition de la course Ivakkak. (8)

​Références

  1. Chiots Nordiques, Chiots Nordiques, consulté le 27/03/2018

  2. Abattage de chiens, Makivik, consulté le 27/03/2018

  3. Le contrôle des chiens dans trois communautés du Nunavik au milieu du 20e siècle Lévesque, F. (2010). Érudit, consulté le 11/04/2018

  4. Idem

  5. Idem

  6. Massacre de chiens d'attelage: Québec et Ottawa doivent des excuses, La Presse, consulté le 11/04/2018

  7. Massacre de chiens de traîneaux: Québec et les Inuits tournent la page, La Presse, consulté le 11/04/2018

  8. Ivakkak hits the race trail on March 19, 2018, Société Makivik, consulté le 11/04/2018

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